Le hasard, le risque et l’aléa deviennent des objets de la pensée économique européenne à partir du 17e siècle. Les calculs mathématiques de probabilités sont rapidement appliqués à des questions très concrètes. Mais ce recours aux probabilités suscite des interrogations philosophiques. Il est logiquement impossible de passer d’une accumulation de séries statistiques à l’énoncé d’une loi universelle propre à prédire le futur. A quelques exceptions près de ceux qui font du risque le ressort du profit de l’entrepreneur, les économistes du 18e siècle ne se saisissent pas de la question du risque. Depuis ses origines, la théorie économique définit son horizon épistémologique à partir de la physique, non des mathématiques ou de la philosophie. C’est donc la mécanique du 19e siècle qui conduit les économistes à fonder leurs modèles sur une conception déterministe et causale de l’équilibre, qui ne prend en compte ni les anticipations ni le risque. Le début du 20e siècle modifie cette perspective avec l’intérêt des économistes pour l’incertitude et la prévision d’un avenir risqué. Sont posés les fondements analytiques des théories économiques contemporaines de l’incertitude en opposant le risque, que l’on peut mesurer en termes de probabilités, à l’incertitude radicale, qui se caractérise par l’impossibilité de la prévoir ou de la mesurer. Keynes démontrera l’impossibilité pour les économistes d’élaborer des modèles mathématiques qui leur permettraient de théoriser le long terme. Sa critique s’adresse aux deux grandes conceptions des probabilités qui coexistent depuis le 17e siècle. La première, « objective », repose sur la projection dans le futur de la répétition d’éléments passés. La seconde conception, « subjective », enracine les anticipations des individus dans leurs croyances, leurs opinions, leur goût ou leur aversion pour le risque. Pour Keynes, ce sont autant d’éléments qui ne peuvent être quantifiés mathématiquement pour servir de fondement à des modèles d’anticipation. Il rejette ce « jargon de la quantité » des modèles économiques, qui cherchent à mesurer l’avenir sans fondations logiques solides. Depuis un siècle, les techniques mathématiques se sont affinées, mais le débat reste entier. Dans leur grande majorité, les économistes considèrent qu’en dehors des situations d’incertitude radicale, leurs modèles prévisionnels sont fiables. Mais si l’on retient la leçon de Keynes, reprise dans son ouvrage majeur, « il n’existe aucune base sur laquelle il soit possible de former une probabilité calculable », puisque « nous ne savons tout simplement pas ce qui se produira dans le futur ». Et si l’actualité lui donnait raison.
Annie L Cot Économiste Extrait Journal Le Monde
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